Le Regard et La Ferveur Des Dieux

Daniel Odier

Le Regard et La Ferveur Des Dieux

La découverte de l'Inde est toujours un choc. Le retour en Inde est toujours un émerveillement, si l'on surmonte les premières émotions violentes. Peu à peu, la découverte de ce continent conduit celui qui s'y abandonne à une quête toujours plus profonde du Soi qui, en Inde, est la demeure des Dieux, le temple que nous portons dans notre être le plus intime. La porte de ce temple est le regard, ce regard immense et brillant qui nous pénètre sans ciller et que les peintres de miniatures agrandissent toujours. Ce regard paisible comme l'espace est aussi celui des yoginî et des yogin qui, dans leurs pratiques, s'entraînent à laisser l’œil se dissoudre dans un ciel clair, au crépuscule ou dans l'infinité stellaire de l'obscurité, forme de Bhairava et de Bhairavi, de Shiva et de Shakti. Depuis des millénaires, cette connaissance intime de l'absolu, de cette spatialité infinie, est au-delà de la contemplation des images extrêmement riches du panthéon hindou, car c'est dans le sans-forme que se dissémine toute forme, tout attribut, le temps et l'espace, les cuirasses qui nous donnent l'impression d'être une entité séparée de l'univers.

C'est par ce regard que les yoginî et les yogin ont fait l'expérience de la non-dualité, et c'est par une sorte de lente infusion dans l'infini que l'Inde tout entière s'est trouvée habitée par l'espace. Même si l'adoration rituelle des Dieux et des Déesses est une part importante de la vie quotidienne de tout indien, quel que soit le courant religieux auquel il appartient, il y a toujours cette trace d'infini qui demeure présente dans chaque geste, dans chaque posture. C'est de cette imprégnation profonde dont prend conscience le visiteur et c'est cette dimension spatiale qui peu à peu l'habite, le nourrit et le comble d'une félicité mystérieuse. Elle provoque une incroyable légèreté, une détente de l'esprit, une harmonisation du corps, un ralentissement des mouvements. L'attention et la sensibilité s'affinent et, par le regard, la palette des autres sens se développe jusqu'au point où tout l'être se met à frémir dans cette découverte intime du monde.

L'univers des sens, si souvent contraire à l'expérience mystique en Occident, est, pour la plupart des hindous, l'une des capacités merveilleuses qui enrichit notre nature et lui permet de trouver la plénitude par laquelle l'être s'identifie au divin. Lorsque plus rien dans la nature humaine est à combattre, l'être entier peut être offert aux Dieux. Cette ferveur, cette incandescence qui nous surprend et parfois nous perturbe, fait de chaque acte une offrande de chaque geste l'écho mystérieux du divin. Lorsque tous les processus du corps sont touchés, émerge cette grâce particulière qui nous fascine lorsque nous observons le déroulement de la vie indienne. Chaque geste semble s'harmoniser au concert des divinités, et la nature elle-même porte les traces des hauts faits mythologiques. Pas un lieu qui n'ait vu le passage de hordes divines, qui n’ait reçu le fragment d'un corps dépecé dans les combats célestes, dans les amours et les pérégrinations de ces êtres parés de toutes sortes d'ornements fantastiques dotés de membres et de visages multiples, de têtes d'animaux, couronnés de fleuves sacrés ou d'astres, porteurs d'instruments magiques ou mortels.

Se rapprocher d'une telle image, quelle que soit la divinité choisie paisible comme Ganesh, le dieu à tête d'éléphant, terrifiante comme Kâlî, armée de son coupe-tête, la langue tirée et le corps ensanglanté, nous fait pénétrer dans un univers où se rejoignent toutes les sphères sensorielles. La divinité nous met en vibration par le son - à travers le mantra -, la forme visuelle ou diagramme de la divinité (yantra), par l'offrande de la musique, des fleurs, des fruits, du lait ou du beurre, de l'eau du bain rituel, de l'encens, mais aussi du silence sur lequel débouche ce déploiement sensuel. Tout rituel a pour objet de nous identifier à notre divinité tutélaire. Notre corps va devenir le sien et, dans ce processus, toute trace d'ego va disparaître, le temps de la puja (rite d'adoration), pour se glisser, parfois, dans la réalité de la vie quotidienne.

Ne soyons donc pas surpris de rencontrer des Dieux et des Déesses dans la rue, au bain plupart des Indiens pas de différence réelle entre les mondes divins et le foisonnement de la réalité. Cette correspondance des mondes, ce libre flux de qualités divines se répand paisiblement dans l'espace social, au point de nous faire douter de notre sacro-sainte objectivité. Pour les indiens, philosophes raffinés, l'objectivité est liée à la septième conscience (manas), une conscience soudée à l'ego qui nous remet sans cesse dans l'ornière de l'inachevé. Ils aspirent ainsi à la pure subjectivité qui, à travers la sixième conscience (manovijñâna), est union avec la conscience de tréfonds - la huitième -, dont elle nourrit la part immaculée (amalavijñâna), divine et sans attributs, alors que la septième nourrit l'inconscient (âlayavijñâna) qui voile notre nature absolue.

Les êtres chantent la louange des Dieux, les Dieux chantent la louange des êtres, des princesses émergent des taudis, des créatures monstrueuses côtoient des êtres divins dans un univers mythique. Cette quête, cette proximité, est reconnue par tous, et celui qui s'y voue entièrement est toujours intégré à la société dans la mesure où elle s'occupe de ses ascètes, de ses saints, de ses fous de Dieu, de ses gourous et de ses renonçants, aussi extrême que soit leur quête. Tous les égarements sont permis, et ceux qui partout ailleurs seraient retranchés du corps social et placés en lieu sûr ont ici leur place et leur fonction. L’immense variété de ces élans fait que les communautés les plus antagonistes se fréquentent, même si elles s'entretuent parfois sous des prétextes religieux.

Cette folle ferveur a pour fonction secrète de faire imploser tout ce qui sépare l'homme raisonnable de la folie mystique, et si bon nombre d'indiens, une fois leur périple social accompli, rêvent de devenir l'un de ces ermites et d'abandonner toute possession pour revêtir la robe orange, allant d'un lieu saint à l'autre, c'est bien pour se reconnaître en tant que divinité. Ce dynamisme extrême donne parfois l'impression que, derrière le calme, le ralentissement des choses, se cache une puissance terrifiante qui peut prendre soudain n’importe quelle forme, comme certaines divinités terrifiantes détruisent l'illusion pour mieux laisser émerger le Soi. Cette vision de la nécessité de rassembler en un même Dieu des tendances antagonistes, comme la création et la destruction chez Kâlî ou Durgâ, font glisser les adeptes vers une vision du monde qui est plus linéaire mais sphérique. Les opposés participent ainsi à une même énergie qui revêt, selon les circonstances, l'un ou l'autre aspect, mais qui conserve toujours la trace opposée, comme dans le signe chinois du yin et du yang. Ainsi, les Dieux conduisent l'homme à une vision moins schématique du monde où les divisions semblent arbitraires, au point que la vie se répand depuis le divin jusqu'aux objets que nous trouvons inanimés dans un frémissement général. Et c'est à ce frémissement que s'accorde celui qui est en quête de Dieu, car pour lui tout porte trace du divin, en commençant par son propre Soi. Alors la quête n’est plus un mouvement extériorisé, mais au contraire un retour intime à la source de l'être où l'on découvre la totalité. Rien ne semble trop extrême dans cette quête, rien ne semble trop simple. L’être s'unifie peu à peu en acceptant d'embrasser la totalité de la nature humaine qui trouve écho dans la totalité du monde.

Les chants des poètes, les hymnes dédiés aux différentes divinités traduisent ce frémissement, cette ardeur, cette identité de l'adorateur et de l'objet de son adoration, comme cet hymne à la déesse Kâlî:

Hrîm, ô destructrice du temps! Srîm, ô terrifiante!

Krîm, ô bienveillante!

Détentrice de tous les arts, Tu es Kamalâ

Destructrice de la fierté de l'ère de Kali...

Mère du Temps,

Tu es brillante comme les feux

De la dissolution ultime.

Bienveillante,

Réceptacle de miséricorde,

Ton pardon est infini.

Tu es accessible seulement par ta bienveillance.

Tu es le feu,

Fauve,

Noire de rosée,

Toi qui augmentas la joie du Seigneur de la création,

Nuit obscure,

Et pourtant libératrice de l'astreinte du désir Toi qui es sombre comme une nuée chargée d'orage

Et portes le croissant de lune,

Destructrice du péché de l'ère de Kali.

Toi qui prends plaisir au culte des vierges,

Qui abrites les fidèles des vierges,

Qui prends plaisir aux célébrations des vierges,

Et qui, sous la forme d'une vierge,

Anéantis la peur.

Toi qui assumes toute forme à volonté,

Dont le refuge est Kâmarûpa (Assam),

Qui toujours te promène au Kâmapîtha.

Ô, toi qui es belle,

Ô, furtive qui accordes chaque désir.

Toi dont la beauté est la parure,

Aborable à l’image de toute tendresse,

Ton corps est tendre,

Et ta taille est souple.

Toi qui goûtes le nectar du vin consacré,

Joyeuse,

Tu révèles le chemin des Kaulikâs (Tantrikà du Cachemire).

Reine de Kâshi (Bénarès),

Tu allèges les souffrances,

A toi je dois obéissance.

Hymne tiré de: Ajit Mookerjee, Kâli. La force au féminin, trad. Sophie Léchauguette, Thames & Hudson, 1995.

Daniel Odier

               

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