On nous le répète depuis des lustres, notre siècle et notre civilisation sont ceux de l'image. Et pourtant rarement autant qu'aujourd'hui, l'image, qu'elle soit fixe ou animée, n'a été, me semble-t-il, pareillementdépouillée de son contenu, voire même de sa raison d'être première, qui est de transmettre un message. "Le poids des mots, le choc des photos", cette formule qui fit autrefois le succès de Life Magazine n'a plus que rarement droit de cité. La presse d'information ne propose plus guère d'analyse,elle impose souvent des faits sans profondeur et sans point de vue; la langue même s'appauvrit à force de vouloir coller aux tendances de l'époque,et la faculté de prendre du recul disparaît peu à peu au profit d'une sacro-sainte urgence de l'actualité, de l'immédiat.
L'homme d'aujourd'hui est englouti par un torrent de signaux véhéments et contradictoires et l'image un million de fois décomposée de notre monde, tantôt écrasée et déformée par le téléobjectif, tantôt parcellisée comme dans l'oeil d'un insecte, devenue saccadée, hachée, débitée en tronçons, en lignes et en pixels avant de nous être vomie à la face sans autre forme de procès, l'image, à force d'accumulation aussi, se banalise et perd son sens. Le spectateur planétaire subit le règne du tronqué, du truqué, de l'éphémère et du superficiel. Aux antipodes de cela, il existe heureusement encore de vrais "témoins" au sens le plus noble du terme, des êtres pour qui l'écoute, l'observation, le filtre sensible de ce qui a été vu et entendu puis le partage de l'éprouvé sont une nécessité vitale. Le cinéaste Henri Brandt a été de ceux-là, et à son école, lors d'un tournage aux Indes en 1966 du film Voyage chez les Vivants, son assistant d'alors. L'expérience de ce tournage fut certainement décisive puisque, après un périple professionnel d'une vingtaine d'années dans le monde de l'édition, Jean-Marc Payot renoua avec ce premier éblouissement, reprenant la route de 1994 à 1997 pour fixer en portraits et en paysages le spectacle millénaire de la foule des pèlerins, du Sâdhu, des brahmanes et des ascètes, du petit peuple aussi de l'Inde des religions. Plus qu'un livre, superbement réalisé par un maître imprimeur remarquable entre tous, Jean Genoud, c'est le véritable parcours initiatique d'un humaniste dont le regard de photographe, pudique et respectueux, s'est imprégné d'une réalité spirituelle vécue au quotidien par des millions d'âmes, avant de nous la restituer en images avec une intensité bouleversante.
Ferveur hindoue représente donc bien davantage à nos yeux qu'une simple collection d'instantanés dont le prétexte serait la seule beauté formelle. Il y a, au-delà des lumières subtilement poudrées captées dans les villes saintes du Mahârâstra, du Madhya Pradesh, du Tamil Nadu, du Bengale, du Kerala ou du Karnâtaka, tout autre chose qu'un reportage sur l'expression du sentiment religieux tel qu'il se vit encore dans l'Inde contemporaine. Pèlerinages, enceintes sacrées, piliers de temple, cours ombrées ou rives de fleuve se métamorphosent sous l'oeil du photographe. De la séduction initiale d'une composition de paysage à l'équilibre rigoureux d'un plan rapproché, on passe très vite au sens même de l'image, à l'émotion qui en émane. Car la force de l'instantané réside dans ce qu'il véhicule d'histoires avant et après le déclenchement de l'appareil. Telle jeune femme fera bientôt l'offrande du collier de fleurs qu'elle est en train de tresser, tel pèlerin à la tête couverte de cendres finira par rentrer chez lui, l'enfant de Guruvayur grandira dans le souvenir de l'instant magique où, perché sur les épaules de son père, il aura aperçu les reflets d'or d'une des innombrables divinités que compte le panthéon hindou. Dans cet album, c'est l'Homme qui est presque partout au centre du cadre, tantôt plongé dans le recueillement le plus profond, on dirait le regard tourné vers l'intérieur tandis qu'il oublie jusqu'à son propre corps, tantôt saisi, le visage extatique levé vers les dieux, où se lit une joie mêlée d'ardente dévotion.
Et toujours, au fil des images, la noblesse des attitudes : ablutions rituelles, offrandes, méditation. Deux mains jointes, tantôt paume contre paume, tantôt doigts entrecroisés ou s'ouvrant en calice pour laisser glisser l'eau du fleuve, et puis le contrepoint des choses élémentaires un bouquet de fleurs qu'une petite fille s'apprête à jeter dans le courant, un fagot de maigres végétaux dans la main d'un vieillard, le bâton du pèlerin, la cape mitée d'un jeune ascète au visage de prince ... L'essentiel se lit ici en quelques traits, dans le contraste des lumières, dans le contour d'une racine, dans le murmure deviné d'une foule en prière,dans le sourire et les yeux confiants d'une vieille femme, et ce qui se dégage de ces poèmes visuels en noir et blanc ressortit à l'éternité paisible, à la permanence du sacré, à tout ce qui est précieux et durable au coeur de l'être humain.
Enfin le texte introductif que signe Daniel Odier est lui aussi exemplaire, qui restitue les images dans le contexte foisonnant des spiritualités hindoues, mais qui ne juge ni n'interprète, laissant au lecteur le loisir d'y entrer à sa guise, d'en saisir ce qui le touche et d'y revenir plus tard pour une nouvelle lecture. Que sont ces quelque cinquante photographies en regard des trois mille rassemblées par Jean-Marc Payot au cours de ses voyages ? Un vrai choix en somme, de "prises de vue" qui souvent ont valeur d'icônes, mais d'où sont bannies anecdotes et vaines flatteries esthétiques. Ce sont les jalons de l'itinéraire exigeant d'un honnête homme, un carnet de route des chemins du sacré, hors des modes et hors du temps, autant d'échappées fraternelles qui invitent au partage et à la compréhension de l'autre.
Jacques-Michel Pittier
Texte paru dans le numéro 39
Décembre 1998 du "Passe Muraille"
Journal littéraire, Lausanne.